Profondément ancrée et à l'écoute du milieu rural qui lui sert de terrain de jeu depuis toujours, Neckel Scholtus explore ses racines tout au long d'un voyage dont la destination reste inconnue. Si l'intuition et le hasard jouent un rôle indéniable dans son processus créatif, elle se base néanmoins sur une solide connaissance de l'histoire de l'art, du cinéma et de la photographie en formulant dans certaines œuvres des clins d'oeil subtils à d'autres artistes. Mais Neckel Scholtus puise aussi en elle et va jusqu'à recomposer l'histoire de sa famille. Ainsi, des liens filiaux sont réinventés sous forme de portraits troublants où le passé et le présent dialoguent et tentent parfois de fusionner. Captées dans une caravane reconvertie en camera obscura, roulot'ographe qui joue un rôle primordial dans les recherches et interactions stimulées par la photographe, des images paysagères floues défilent sous nos yeux, des rayons de lumière nous éblouissent, des visions et souvenirs vibrants sont recueillis de lieux indéfinis et de temporalités incertaines. Les transformations inéluctables des paysages sont observées et collectées par l'esprit nomade comme autant de traces soumises à un laboratoire visuel d'idées. Les perspectives sont inversées, les masques tombent, les racines nous envahissent pour monter jusqu'au ciel. La créatrice se dénude, se plie, se cache, se démultiplie et se fond à un environnement naturel et organique, dans une quête de vérité brute et de liberté sans concessions.
Fanny Weinquin



A bord… en bord de mer Noire

Partir en famille sept mois durant, de mai à novembre 2021, en camionnette aménagée comme une roulotte, pérégriner ainsi autour de la mer Noire, passer par la Grèce, la Turquie, la Géorgie, la Bulgarie, la Roumaine… pour faire le plein d’images, de ressentis aussi, peut-être à la recherche d’un nouveau mode de vie, en tout cas tenter une parenthèse loin du train-train quotidien, plus proche du goût de l’artiste pour la ruralité, et la vie comme elle bat, voilà l’échappée belle, cette façon d’être à la fois à bord et hors des bords, que la photographe Annick Sophie Scholtus, dite Neckel, documente le temps d’une exposition et dans l’espace d’une publication.

Sauf que c’est tout autre chose qu’un documentaire. C’est une création photographique intimiste où les paysages traversés, les maisons croisées, les personnages rencontrés, les objets trouvés, sont la projection d’un récit personnel. L’introspection percole toujours dans l’observation: Neckel fait parler les traces, naturelles et humaines, et c’est d’elle-même qu’elle parle, de ses filiations, de ses liens à la terre, au corps.

Neckel est une artiste lumineuse, et sa création l’est tout autant, qui embarque non pas le rêve, ni vraiment l’imaginaire, mais une sorte de leçon de lâcher prise où ce qui prévaut, c’est l’attention accordée aux choses infimes ou simples. Avec pour résultat, des séries d’images qui débordent de bienveillance, et de poésie, d’humour aussi.

Si faire de la photographie, c’est se permettre de regarder autour de soi - l’autre, l’environnement, l’empreinte, la mémoire faisant partie de cet autour - alors, c’est clair, l’art de Neckel a cette beauté-là, celle d’un singulier voyage, aussi intérieur qu’extérieur, mis en oeuvre grâce à de subtiles correspondances ou analogies formelles, esthétiques, symboliques. Il suffit par exemple de quelques noisettes disposées en un cercle pour que germe une série dédiée au symbole de l’unité ou de la roue de la vie qu’est précisément le cercle, et Neckel de capter des cercles spontanés – formés par des moutons, par des débris de bois charriés par la rivière, par une arbre résilient, surgissant d’un trou béant de bunker - ou d’en provoquer, par les rebonds de cailloux jetés dans l’eau ou avec des douilles de balles, stigmates de guerre. Et donc, une série de cercles faussement badine, qui, à l’évidence, questionne à la fois le territoire, l’écologie, le consumérisme et le cycle de la vie.

Les sens aigu de ce qui est produit par les mains, de la valeur desdites mains qui fabriquent, Neckel le tient de la ferme familiale, de son père, une figure qui hante son travail de façon directe ou indirecte.
Et c’est ainsi, d’instinct, que les mains lui inspirent une autre série, aussi poético-allusive, où dans une paume se dépose un papillon, ou d’entre les doigts, des fleurs font mine d’éclore comme si entre l’organe et le végétal, osmose il y avait, comme une parabole de ce fameux cycle de la vie qui obsède l’artiste Scholtus, tout autant que l’hérédité, la transmission.

Et dans ce cycle vital, voilà Yolanda, la petite fille née en 2016, embarquée dans l’aventure, dans ce road movie lent, perfusé par l’intuition, et le silence. La série qui lui est dédiée, nommée Yolanda, adopte le format typique de l’album de famille, ce réservoir d’histoires imagées privées. Sauf que ce que Yolanda raconte dépasse l’intimité privilégiée du regard d’une mère sur son enfant. En fait, si la série suinte de tendresse tout en évitant les clichés du genre, c’est par la mise en situation, Yolanda toujours fondue dans le paysage, toujours faisant écho à la trace – quand, par exemple, dans le sable, elle dessine de tout son corps le contour d’un ange de pierre, une sculpture vue auparavant - et toujours en écho à la filiation quand, par exemple, marchant entre mer et terre, elle inscrit malgré elle une métaphore, celle du cheminement de Neckel, l’artiste devenue maman, la maman aussi artiste.

Et donc maman née Annick, surnommée Neckel par allusion à son allure de garçon manqué et son caractère facétieux, n’oublie jamais, au milieu des corrélations insolites, allégoriques ou émotionnelles qu’elle n’en finit pas de tisser, de faire une place à l’espièglerie. La preuve dans sa série Objets. Où cohabitent lacet, lit abandonné au pied d’un arbre et moules en plastique rose ou bleu, ceux-là qui servent à faire des pâtés de sable en forme non de châteaux mais… de mosquées – le jeu comme initiation culturo-cultuelle, et un sable omniprésent comme pour dire que le temps est mouvant. Avec Neckel, l’artiste attachante qui se nourrit de sa vie, l’enfance n’est donc jamais loin… Ni le besoin de renouer, comme un cordon ombilical, avec l’esprit de ce temps-là, entre innocence et gravité. Du reste, quand Neckel photographie des maisons – autre thématique de série -, c’est plus clairement des portraits de maisons qu’elle réalise, en quête frontale ou détournée de cela qui évoque la ferme où elle est née, en tout cas, où, hier, elle coupait du bois avec son père – rémanence de la dimension artisanale!

Pour en revenir aux objets, aussi il y a un enchaînement d’images à la fois formel et sémantique, où, partant de sculptures d’éphèbes antiques exposées dans un musée turc, Neckel élabore une sorte de fausse narration aussi curieuse que malicieuse qui transite par une autre géographie, la Grèce, associant pour le coup des volumes, ceux de sculpturaux corps classiques drapés et décapités, tous échoués debout dans un jardin, et des dessins, ceux tracés dans le fond d’une piscine d’hôtel, qui pastichent en deux dimensions la statuaire hellénique, nue et sans tête. Raccord renouvelé avec la corporalité, l’héritage, la trace et, bien sûr, le temps.

Mais par où toute la pérégrination de Neckel commence, c’est par un moment de répit, d’apaisement, de réflexion, de retrait en/avec elle-même qu’elle intitule Roulot’ographie, par référence au projet qu’elle porte depuis 2009, à savoir: le Roulot’ographe, un dispositif qui transforme une caravane modulable en camera obscura géante. En l’occurrence, c’est la camionnette du voyage, lieu clos mais perméable, et mobile, lieu de bouleversements de perspectives, d’illusions ou de fantômes possibles, qui est transformée en instrument optique, en une camera obscura, soit, en une chambre noire percée d’un trou à travers lequel une image de l’extérieur, produite par la diffraction de la lumière pénétrante, est projetée sur la surface opposée: une technique ancêtre de la photographie, une technique aussi qui, permettant de voir à l’envers et en miroir, a servi aux peintres, maîtres anciens comme Vermeer.

Toujours est-il, en ce cas précis de l’expérience de Neckel, que la surface de projection est un drap blanc. Froissé, plié. Dès lors habité par des ombres, des formes qui gondolent, un paysage spectral, un mystère abstrait: c’est ce ton et ce rendu évocateurs de la peinture qui séduisent l’artiste Scholtus, tout autant que la manipulation de l’image résultant non pas d’un traitement Photoshop mais de cette intervention strictement artisanale et élémentaire qu’est… le froissage du drap.

Et tout n’est pas dit. Devant/sous le drap, Neckel s’allonge nue et photographie ensuite la composition, toute de sensualité, de féminité, de maternité aussi dès lors que Yolanda participe à cet emprunt iconographique séculaire. Dans ce processus, selon l’artiste, ce qui l’intéresse c’est d’être dans l’image. C’est surtout une subliminale façon de conjuguer la corporéité et l’universel. Et de s’y mesurer, de s’y fondre.

Marie-Anne Lorgé